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18.8.16

Texte - Le départ


Il s’est assoupi, las d’une journée inutile ; à la retraite depuis peu, il n’avait plus de raison d’aimer la vie ; sa vie, cette vie faite de souffrances subies et de celles infligées aux autres ; il s’est assoupi, déposant des cendres sur les draps ; une routine ; son lit n’a jamais pris feu ; le cendrier sur la table de chevet n’était là que pour ramasser les mégots attrapés dans la justesse d’un sursaut.

Il s’est assoupi comme maintes nuits, assommé par les vapeurs d’alcool ; sans idée aucune de ce que serait le lendemain ; si ce n’est celle de se réveiller, faire le plein de nicotine, espérer se rendre utile à quiconque recourrait à ses capacités ; mais, n’y croyant pas trop ; son habileté d’artisan, éprouvée au long des ans, les gens n’en voulaient plus.

Se lever, inventer une journée sans espérance, chercher à occuper son esprit et ses mains… Oh, les mains, elles "ne marchaient plus" ; paralysées, elles n’obéissaient plus à sa volonté ; devenues appendices parasites, elles ajoutaient à la détresse de l’homme pour qui, sa vie durant, elles, étaient la raison d’être.

Il s’est couché, des pensées plein la tête, imaginant un autre matin désespéré comme tous les autres… Il a allumé la lampe de chevet, a repris sa cigarette en même temps qu’il relisait, pour la centième fois,  la page du même livre qui l’accompagnait dans ses nuits ; comme d’habitude il s’est assoupi la cigarette aux lèvres sans avoir pu finir le chapitre.

Le mégot est tombé ; le livre en a fait de même ; lui s’est finalement endormi pendant que sa femme protestait, comme d’habitude, contre la lumière allumée… Elle l’a éteinte et s’est finalement endormie aussi…

Elle s’est réveillée mais lui non ; au bout de son sommeil, dans un état second de bien-être définitif ; d’abord il a ressenti une douleur aigue à la tête ; il n’y a prêté guère attention, lui l’homme dur au mal ; mais, étrangement, cela ne l’a point réveillé ; la douleur, intense au départ, s’est, petit à petit, métamorphosée…

Et voilà, peu à peu, elle projetait sur l’écran de la vie une myriade d’images de bonheur, radieuses, ayant comme thème les souvenirs d’enfance et la félicité ; l’extase, sans qu’il ne puisse l’empêcher, si tant est que cela fût son propos, l’envahissait, le gagnait inexorablement le transformant en être de lumière.

Et, tout d’un coup, il a senti la sensation du déplacement de l’esprit à une vitesse vertigineuse ; par télépathie j’ai recu son dernier message : fils, sois heureux de savoir que je le suis aussi. 

Voilà comment est décédé mon père et comment ma mère a suivi ses derniers moments.

Rio de Janeiro, le 19 septembre 2012
JoanMira