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26.11.16

Expressions populaires françaises - Autant/Au temps pour moi


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Voilà une expression qui a fait et continuera certainement à faire couler beaucoup d'encre et à briser des ménages. J'ai volontairement proposé les deux écritures à propos desquelles il y a de féroces batailles dont on peut aisément trouver des traces au sang encore frais sur le web.Alors pour commencer, je copie-colle ici (et non pas je co-picole, comme avec un compagnon de beuverie !) un extrait d'une page du site de l'Académie Française qui est très affirmative sur l'origine de cette expression :« Il est impossible de savoir précisément quand et comment est apparue l’expression familière au temps pour moi, issue du langage militaire, où au temps ! se dit pour commander la reprise d’un mouvement depuis le début (au temps pour les crosses [1], etc.). De ce sens de "c’est à reprendre", on a pu glisser à l’emploi figuré. On dit au temps pour moi pour admettre son erreur - et concéder que l’on va reprendre ou reconsidérer les choses depuis leur début. L’origine de cette expression n’étant plus comprise, la graphie autant pour moi est courante aujourd’hui, mais rien ne la justifie. »Si l'Académie le dit, c'est que c'est probablement la bonne hypothèse, non ?Oui mais voilà !Outre que la date d'apparition n'est visiblement pas connue du tout de nos vénérables académiciens, on ne trouve pas, dans la littérature ancienne, de trace écrite de ce au temps ... ! avec le sens de notre expression, sauf à partir du début du XXe siècle seulement (chez Roland Dorgelès en 1923, par exemple).Peut-être allez-vous me dire que, les militaires étant occupés à s'entraîner ou à combattre, ils avaient peu le temps d'écrire. C'est effectivement possible ! Mais quand même, il ne manquerait pas de rapporteurs de la vie des militaires pour citer cette chose plus amplement, non ?Alors nous allons quitter le cercle des académiciens pour passer à l'ellipse.En effet, si on admet la graphie autant pour moi, on imagine aisément, vu le genre de situation où elle est utilisée, qu'elle est une forme elliptique de quelque chose comme « tu as commis une erreur et tu mérites des critiques, mais j'en ai autant pour moi, puisque j'ai commis la même ». On pourrait donc le prendre comme une sorte de moquerie, accompagnée d'indulgence, adressée à soi-même à propos d'une chose qu'on n'aurait pas faite complètement comme on aurait dû.Or, il apparaît qu'on trouve, chez Antoine Oudin en 1656, dans son Curiositez françoises pour supplément aux dictionnaires la locution autant pour le brodeur signifiant « raillerie pour ne pas approuver ce que l'on dit ».Qui est le brodeur ? Eh bien c'est probablement celui qui embellit ou déforme une histoire, le verbe broder ayant déjà ce sens figuré à l'époque. L'expression serait alors une forme de « tu essayes de me faire croire autant de fariboles que si tu étais un brodeur ». Et ne trouvez-vous que cette forme et son sens ressemblent furieusement à notre expression et à sa signification, surtout si l'on se met à remplacer le brodeur par moi lorsque vous admettez dire des bêtises ou commettre une erreur ?Du coup, on pourrait jubiler en se disant qu'on a trouvé l'amorce de la vérité. Mais après, comment expliquer pourquoi on a du mal à trouver d'autres traces écrites de ce même autant pour... avant le XXe siècle ? Peut-être est-ce en partie parce que, comme le précise Oudin, cette expression était considérée comme vulgaire.Alors quelle graphie faut-il retenir ? Je vous laisse faire le choix en votre âme et conscience, car je ne saurais en aucun cas être aussi affirmatif que les tenants de l'une ou l'autre.Mais que cela ne vous empêche pas, lorsque vous co-picolez dans un bar avec quelqu'un, et que votre collègue redemande une bière, de dire, sans vous tromper, « autant pour moi ! ».Et, comme vous ne voulez finalement pas un demi, mais un triple Martini-Vodka-fraise, de rajouter « autant / au temps (selon votre conviction profonde) pour moi ! » avant de passer votre véritable commande.[1] Au temps pour les crosses ! aurait été employé lorsque le mouvement des armes n'était pas synchrone et lorsque le bruit des crosses touchant le sol était irrégulier.ExempleDans les versions successives de ma thèse, il avait supprimé le -s final dans le pluriel : « ils s'étaient emparés ». Quand je lui opposais, enfin, pour l'impression, l'exemple d'une grammaire irréfutable, il éclatait de rire : « Autant pour moi ! ».

Yves-Marie Hilaire - De Renan à Marrou - 1999

Guy fit alors respectueusement remarquer au Général que l'audience de ce monsieur était prévue, ce qui amena un très militaire : - Alors au temps pour moi. Mettons que je n'ai rien dit !
Claude Mauriac - Le temps immobile - 1978