Ceux qui ont été jeunes dans les années 1980 savent qu’il n’y a que deux Tina. Tina Turner et Tina Thatcher, la créatrice du tube planétaire There Is No Alternative. Il n’y a pas d’alternative à la dérégulation de l’économie, il n’y a pas d’alternative à la gestion entrepreneuriale de l’État, il n’y a pas d’alternative à la privatisation des services publics, il n’y a pas d’alternative à la suppression des filets sociaux, il n’y a pas d’alternative à la déréglementation du travail, il n’y a pas d’alternative à la défiscalisation des entreprises, il n’y a pas d’alternative à la circulation incontrôlée des capitaux, il n’y a pas d’alternative à la soumission aux lois du marché, il n’y a pas d’alternative à la rude beauté du SDF qui sèche ou congèle, selon la saison, sur son bout de trottoir... Tina forever.
La sentence de Margaret Thatcher, missionnaire fanatique de l’ultralibéralisme sauvage désormais livrée au libre marché des asticots, est aujourd’hui admise, par conviction pour certains, par fatalisme pour d’autres, par tous les responsables européens des gauches dites de gouvernement. Ce n’est ni une surprise ni une nouveauté. En France, de «pacte de responsabilité» en «conseil de l’attractivité», François Hollande assume dorénavant, sans faux-semblants et jusqu’à l’abnégation, son appartenance au courant majoritaire «social-libéral», où le nécessaire «compromis» est devenu une affaire de dupes. Tina pour tout le monde, donc. Ce qui signifie qu’on est foutus.
Soyons réalistes. Le capitalisme libéral du XXe siècle, vampirisé par la finance spéculative, est en train de prendre le même chemin que son vieil adversaire communiste. Logique. Demeuré seul à la table du banquet, avec toujours plus de serveurs pour lui remplir l’assiette, il se gave comme une vache et, de toute évidence, il va continuer jusqu’à exploser. Qui croit encore aujourd’hui à la fable du marché qui s’autorégule ?
Les tenants de l’individualisme traitent les défenseurs du collectivisme de ringards archaïques, derniers vestiges d’un système totalitaire écroulé, sans s’apercevoir — de bonne foi ou non — qu’eux-mêmes prônent un modèle devenu tout aussi totalitaire, qui n’est pas en meilleure forme et qui va finir par s’effondrer à son tour. De fait, il va de crise systémique en crise systémique, à intervalles toujours plus rapprochés, tandis que l’économie ne cherche plus à produire des richesses, mais des riches, ce qui n’est pas tout à fait la même chose.
De leur côté, les États, qui se sont livrés, comme des veaux allant eux-mêmes à l’abattoir, à des gourous financiers ou/et à des robots programmés à réciter inlassablement le même mantra libéral, colmatent les brèches au jour le jour tout en se déclarant impuissants. Et, alors que la situation économique — «la crise» — devrait les inciter à reconsidérer d’urgence certains dogmes qui, ça saute aux yeux, ne sont pas aussi bénéfiques à la croissance qu’on le dit, ils s’y accrochent au contraire comme un pendu à sa corde. À Tina, pour toujours.
Pourtant, il faut bien qu’il y en ait une, d’alternative. C’est même indispensable. Un système unique, c’est comme un parti unique, ça ne peut pas donner grand-chose de positif. La liberté, qu’elle soit individuelle, politique ou économique, implique nécessairement d’avoir le choix. Sans alternative, pas de liberté envisageable.
Les responsables politiques, et en priorité ceux qui se définissent de gauche, feraient donc bien d’enterrer Tina aux côtés de sa mère, de demander à leurs experts en com de leur fournir quelques éléments de langage pour une belle oraison funèbre et de se mettre au boulot. On ne leur demande pas un Grand Soir. Juste la perspective d’un matin possible.
CHARLIE HEBDO - FRANCE