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L'injure faite à Georges Braque

Il est avec Picasso, l'inventeur du cubisme, mais c'est à l'artiste espagnol que la postérité a attribué la paternité du mouvement. Récit de l'une des grandes injustices de l'histoire de l'art. En présentant Braque à Picasso fin 1907, Apollinaire ne se doutait pas du dialogue créatif qui allait naître entre les deux peintres. Au moment de leur rencontre, Picasso et Braque occupaient des places très différentes dans le paysage artistique parisien. Picasso était déjà considéré comme une personnalité forte et indépendante. Des collectionneurs avaient acquis des toiles de ses périodes bleue et rose et l'intérêt qu'Ambroise Vollard, le marchand le plus clairvoyant du temps, portait à son œuvre, ne faisait qu'ajouter à son prestige. La carrière de Braque avait été moins précoce, et plus lente. Jusqu'à ses magnifiques toiles fauves exposées au Salon des indépendants de 1907 (La Baie de La Ciotat), il n'avait rien fait de particulièrement remarquable.
C'est en 1908 que Picasso et Braque commencèrent à se voir quotidiennement, à visiter ensemble musées et expositions, à avoir de longues discussions et à se montrer leurs œuvres. Ils furent surpris de constater que leurs recherches allaient dans la même direction (Braque, Maisons à l'Estaque ; Picasso, La-Rue-des-Bois).
Mais de quelles recherches s'agissait-il? On comprend l'ahurissement des contemporains devant ces toiles «cubistes» où Braque et Picasso semblent voir le monde à travers un miroir brisé. Les cubes eux-mêmes tendent à disparaître pour faire place à des angles aigus, à des plans stridents et brefs, à des triangles imbriqués les uns dans les autres (Braque, Joueur de mandoline). Les objets n'ont plus de contour et paraissent s'être cassés. La vision cubiste n'est plus celle de l'apparence, mais celle de l'esprit et de l'intelligence. Entre les deux artistes, les variations sont infimes: primauté de la figure humaine chez Picasso, qui cristallise la zone des visages ; obsession de la nature morte chez Braque, désireux de maintenir un contact avec la réalité. Ces grands duos permettent d'entrer dans le jeu d'échanges au jour le jour, de déceler la spécificité des démarches au sein de recherches communes, d'approcher deux tempéraments de natures contraires, qui sont allés prendre chacun chez l'autre ce dont il avait besoin pour avancer: Picasso, une aptitude à sérier les problèmes picturaux et de la rigueur ; Braque, de l'énergie et de l'imagination.
A la déclaration de guerre, Braque dut rejoindre son régiment à Paris. Picasso l'accompagna à la gare d'Avignon. C'est là que prit fin leur dialogue de plusieurs années. Tout de suite, la plupart des écrivains et des critiques firent de Picasso le fondateur du cubisme. Pire: quand Braque était mentionné, on le citait comme simple disciple. Il aurait pourtant suffi de mettre en parallèle des toiles des deux artistes pour reconnaître leur parfaite connivence, mais les raisons de la primauté de Picasso aux yeux du public étaient évidentes: sa personnalité était plus flamboyante que celle de Braque. Tous voyaient en lui le chef de file de la peinture d'avant-garde. Ce n'est qu'après la guerre que l'on commença à comprendre le véritable rôle de Braque dans l'invention du cubisme. Daniel Henry Kahnweiler, qui fut leur marchand à tous deux, écrivit en 1920: «Dans l'élaboration du nouveau style, leurs apports à l'un et à l'autre furent étroitement entremêlés. Leur quête mentale mutuelle et parallèle a scellé l'union de deux tempéraments tout à fait différents.»
Désormais séparés, les deux artistes continuèrent à s'informer l'un de l'autre, mais quelle différence entre Picasso, statufié de son vivant, qui transforme en or tout ce qu'il touche et Braque dont la vie, sans hardiesse, n'éclaire nullement sa peinture! Alors que Picasso a droit tous les ans à un cortège d'expositions des deux côtés de l'Atlantique, où la seule mention de son nom assure une cohorte de visiteurs, la rétrospective que le Grand Palais consacre à Braque cet automne est la première depuis près de quarante ans. Par bonheur, tout y est, ou presque, tout ce qu'on pouvait espérer, les chefs-d'œuvre et les œuvres clés. On y retrouvera la prédilection de Braque pour les intérieurs et les natures mortes, la lente et profonde réflexion qui n'a cessé de soutenir ses inventions plastiques et la sobre gravité de sa palette qui font de lui l'héritier des grands maîtres du classicisme français, de Nicolas Poussin à Paul Cézanne.
Véronique Prat
 
 
LE FIGARO