Costa Rica : accroché au bout de la ligne, un marlin saute hors de l'eau - tgrayphoto/CC
Il commence à faire nuit quand un haut-parleur annonce l'arrivée imminente du dernier bateau du jour. Tout le débarcadère de Cabo San Lucas [petite ville de l'extrême sud de la Basse-Californie-du-Sud] retient son souffle. En quelques minutes, des centaines de personnes se rassemblent sur le rivage pour assister au retour du yacht blanc, flanqué d'une escorte de petites embarcations. A bord du yacht Shambala, luxueux bateau de 15 mètres de long, six hommes saluent la foule en brandissant leurs cannes à pêche.
Le port de plaisance vit une vraie ambiance de carnaval. La jetée n'est plus que crépitement de flashs, bousculades, applaudissements, rires, cris. Parmi la foule, des clients qui ont quitté leur restaurant en plein repas, des chauffeurs de taxi sans passagers, des policiers municipaux, des pêcheurs, des touristes, des marins venus voir ce qui se passait.
Au bout de plusieurs minutes, l'équipage enlève enfin la bâche, découvrant un monstre. Il est si grand qu'il faut quatre hommes adultes pour le transporter et installer son cadavre sur le véhicule. De ses énormes pupilles bleues, chacune de la taille d'un poing fermé, il paraît observer attentivement, avec reproche, tous ceux qui sont venus assister à son arrivée.
"That's a big son of a bitch !" [Il est gros, l'enfoiré !], lance un touriste américain dans le long cortège de curieux qui s'est formé pour recevoir l'animal. Ils suivent sa dépouille jusqu'au bout du quai, à la station de pesage. Le parcours est effectué à allure lente, afin que tous puissent admirer le corps du monstre marin. L'équipage du yacht ferme la marche, portant les cannes à pêche et les appâts. On croirait un cortège funèbre. "Ç'a été une grande lutte", assure Chris Mott, le pêcheur, un Texan aux traits tirés. "Ce salaud nous a résisté pendant trois heures, jusqu'à ce que nous ayons pu le faire monter sur le bateau".
Le marlin, objet de culte
Le salaud en question est un marlin d'environ deux mètres de long, pesant quelque 150 kilos. Un voilier noir, comme on l'appelle communément au Mexique. Un si grand poisson qu'un enfant de 10 ans tiendrait parfaitement à l'intérieur. Ici, à Los Cabos, il fait l'objet d'un culte étrange, sorte de syncrétisme entre la pêche sportive, le glamour de la haute société internationale et l'adrénaline déclenchée par les paris multimillionnaires.
L'étrange défilé ne tarde guère à se terminer, l'assistance frémit d'impatience. "Mesdames et messieurs, le voilà ! Admirez cette merveille, crie l'employé de la station de pesage. On va voir si cette belle bête fait le poids. Il y a beaucoup d'argent en jeu !" Sur le quai, un millier de personnes venues assister à la finale du Bisbee's Black and Blue Tournament – qui est sans doute le tournoi de pêche le plus exotique du monde –, rugissent d'approbation. Ce sont des touristes américains, asiatiques et européens, plus un petit contingent de Mexicains, de Los Cabos pour la plupart.
A la vue de tous, comme le stipulent les règles de cette compétition, le poisson est hissé par les poulies de la balance, tel un drapeau. L'équipe du Shambalacroise les doigts : si tout va bien, ils repartiront d'ici millionnaires. L'aiguille bondit : 1 kilo... 10 kilos... 100 kilos... Combien peut valoir un poisson ? La réponse est simple : bien plus qu'on ne peut l'imaginer.
Le tournoi Black and Blue vient d'entrer dans sa trentième année. Cette compétition a été fondée en 1981 par Rob Bisbee, un propriétaire d'une société de distribution de carburants et d'articles de pêche, originaire du Missouri. Aujourd'hui, elle est devenue le concours de pêche le plus richement doté de la planète. Ses prix atteignent des sommes astronomiques, même en cette période de crise. Il y a quatre ans, avant que l'économie mondiale ne plonge, les gagnants se sont partagé cinq millions de dollars. Cette année, le Black and Blue a décerné pour 2,5 millions de dollars de prix.
Peu connu au Mexique, ce tournoi est déjà l'équivalent de la Coupe du monde de football dans le domaine de la pêche. Au fil du temps, il est devenu l'un des moteurs économiques de la Basse-Californie-du-Sud. Des équipes de différents continents se rendent tous les ans à Los Cabos pour y participer. En 2012, le Black and Blue a accueilli 108 équipes de 27 pays, notamment l'Autriche, l'Ukraine, la Russie, l'Allemagne, l'Argentine, le Japon, la Côte d'Ivoire, l'Afrique du Sud, la Nouvelle-Zélande, l'Australie ou la Grande-Bretagne, sans oublier bien sûr les Etats-Unis.
65 000 dollars le bateau
On estime à plusieurs milliers les participants venus ici cette année entre le 23 et le 27 octobre. Ce sont tous des gens fortunés : PDG de grandes entreprises, hôteliers millionnaires, artistes mexicains, pétroliers, industriels, pêcheurs professionnels, et même un prince qatari.
Suivant les règles et les poules dans lesquelles on décide de participer, le ticket d'entrée peut s'élever à 65 000 dollars par bateau, sans compter la location du matériel, les salaires des quelque 300 capitaines et de leurs assistants, l'alimentation, la boisson, les pourboires et le combustible pour une centaine d'embarcations.
Les retombées sur l'économie locale sont difficiles à chiffrer. Hôtels et restaurants profitent du tournoi pour améliorer leurs recettes en automne, saison traditionnellement basse. Au Wynhdam, l'une des nombreuses chaînes d'hôtels du port, le taux d'occupation atteint presque 100 %. "Welcome fisherman !", pouvait-on lire sur une grande affiche à l'entrée.
Outre ses répercussions touristiques, ce tournoi n'a pas peu contribué à la mythologie qui entoure Los Cabos, une destination qui pour des raisons stratégiques est présentée par la classe politique et économique locale comme un "site d'élite", une réalité séparée du reste du Mexique. "Vous seriez étonné de voir le nombre de gens qui se sont installés à Los Cabos après le tournoi, assure Clicerio Mercado, représentant permanent de la compétition en Californie. Beaucoup viennent ici, pêchent, créent leur entreprise et décident de faire leur vie ici."
Mais ce tournoi, qui paraît sorti tout droit d'un roman de F. Scott Fitzgerald, est aujourd'hui menacé et, avec lui, l'activité et les gains colossaux qu'il génère. Car s'il n'y a plus de marlins, c'en sera fini de la compétition.
Bientôt la fin du marlin ?
Jack Bisbee va sur ses 80 ans. Il n'est pas peu fier de la croissance du tournoi. Ce qui n'était à l'origine qu'une compétition entre amis, avec six bateaux et 10 000 dollars de prix, a fini par devenir un concours mondial qui paralyse tout le sud d'un Etat mexicain et s'est déjà fait un nom en Europe, en Asie et aux Etats-Unis. Mais l'entrepreneur se fait l'écho d'une plainte de plus en plus fréquente parmi les pêcheurs sportifs de Los Cabos. Les pêcheurs à la palangre ont rapproché leur zone d'opération à 15 milles marins. Résultat, ils viennent concurrencer les pêcheurs sportifs, et des espèces comme le marlin terminent dans les filets destinés au thon.
A la fin du tournoi de cette année, deux poissons seulement ont fini sur la balance. Faut-il y voir une simple coïncidence ? Ou est-ce la preuve que les stocks de marlin ont dangereusement diminué ? Certes, d'autres ont été capturés puis libérés, mais seulement deux étaient d'une taille suffisante pour justifier le pesage et toute la cérémonie qui l'entoure.
L'un de ces marlins est suspendu en ce moment même, sous les yeux de centaines de personnes. C'est celui du Shambala. On l'a sorti de l'eau depuis si peu de temps que quelques gouttes lui coulent encore de la pointe du rostre. La foule exulte quand l'animal est hissé à deux mètres de haut, sa nageoire dorsale [en forme de voile] déployée majestueusement.
Entre-temps, la balance continue à faire son travail. Un kilo... 10 kilos... 100 kilos... L'aiguille s'arrête sur 150 kilos. Le poisson reste très au-dessous de celui pêché le jour précédent par le Frantic Pace, un bateau lui aussi commandé par des Texans et qui, ayant capturé un marlin de 210 kilos, est confirmé comme le gagnant des plus de 2 millions de dollars
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