En 1948, Charles Trénet chantait «Qu’y a-t-il à l’intérieur d’une
noix?». Aujourd’hui, il aurait de quoi écrire un album entier. Et ça
ressemblerait moins à de la poésie qu’à une formule chimique et
mathématique.
C’est ce que vous propose de découvrir ce
hors-série, qui explore le monde merveilleux de la bouffe industrielle, de ses
lobbies, de ses barons et de leurs magouilles financières, de ses adjuvants aux
noms savants et incompréhensibles — c’est préférable —, de ses effets comiques
sur notre santé et de son riant avenir qui se fout bien du nôtre. Mais, comme il
faut tout de même espoir garder, il y est également question des solutions, car
il y en a, pour s’affranchir du gavage aux pesticides et aux édulcorants de
synthèse. Car, désormais, il ne s’agit plus de manger pour vivre, mais de rester
vivant en mangeant.
La mise en scène était succulente. Quand on a commencé à parler du prétendu
«scandale de la viande de cheval», au début de février 2013, on a compris qu’on
avait affaire à de grands acteurs comiques. La palme au ministre de
l’Agriculture, Stéphane Le Foll, déclarant sur RTL le 11 février: «Je
découvre la complexité des circuits et de ce système de jeux de trading entre
grossistes à l’échelle européenne.» Le Foll est l’un des très rares
politiques à connaître l’univers de l’agriculture. Non seulement il est
petit-fils de paysan, mais, en plus, il a en poche un BTS agricole et a enseigné
l’économie dans un lycée agricole breton.
Donc, il se fout de nous. Mais pourquoi à ce point-là? Parce que l’industrie
de la bouffe est en France intouchable. Elle est de loin le plus gros employeur
de notre pays de chômeurs, avec 500000 emplois directs, dont la plupart ne sont
pas délocalisables. La viande est au cœur du système. Et c’est pourquoi il
n’était pas question d’ouvrir le vrai dossier, celui d’une industrie devenue si
folle qu’elle paraît incontrôlable.
Au début était pourtant la nourriture. Les panthéons du passé sont pleins de
divinités qui la représentent. Ne parlons pas des Grecs, saoulés d’ambroisie, ni
des Romains, qui offraient à leurs dieux d’interminables gueuletons. Chez les
Slaves, avant que n’arrivent les curés, Zywienia, déesse de la bouffe, couchait
avec Radogast, dieu de l’Hospitalité. Pas si mal. Et Kokopelli, le petit dieu
des Indiens Anasazi, cachait dans sa bosse éternelle des plantes et des graines.
Mais tout cela c’était avant le Grand Progrès.
La révolution industrielle n’a pas seulement inventé la machine à vapeur,
l’usage du pétrole, les abattoirs de Chicago, la bagnole individuelle, la chimie
de synthèse et le téléphone portable. Elle a pulvérisé les anciennes manières de
se nourrir. Ce que vous allez lire dans ce hors-série de Charlie n’est
qu’une évocation dont vous ne sortirez peut-être pas tout à fait indemne. C’est
en tout cas tout le mal qu’on vous souhaite. Car l’apparition des
transnationales de la bouffe a changé en simple marchandise ce qui était jadis
cadeau des cieux et travail des hommes. Désormais, il faut cracher du flouze. On
a vu comment Findus, qu’on croyait un gentil cuisinier, appartenait en réalité à
un fonds de pension, exigeant une rentabilité financière d’au moins 8% l’an. La
bouffe est une industrie, mondialisée, financiarisée, aussi sympathique que les
hedge funds et les subprimes qui ont précipité la crise de
2008. Faut-il ajouter que cette industrie se contrefout des questions de santé
publique, qui ne sont évidemment pas son problème? Elle surajoute, par exemple,
du sel dans tous les plats qu’elle nous fourgue, car cela augmente leur poids,
multipliant le profit. Bilan? 25000 morts par an en France, comme le clame dans
le désert le chercheur Pierre Meneton.
Cargill, Monsanto, Nestlé, Danone font la loi parce qu’ils pèsent davantage
que la plupart des États de la planète. Et les gendarmes du monde, comme
l’Organisation mondiale de la santé (OMS), regardent ailleurs, quand ils ne sont
pas manipulés ou infiltrés par les grands lobbies industriels.
L’histoire que raconte Charlie est sinistre, mais elle fera rire,
car il ne nous reste plus que cela, en attendant mieux. Sauf révolte massive de
la société, pour l’heure improbable, la machine continuera sa route. Pendant que
nous montrons notre impuissance à seulement contrôler le sucre, le sel, le gras,
les pesticides, les colorants, les conservateurs, les ingénieurs de l’industrie
avancent. Leurs labos nous concoctent de la viande sans animal, ou de la bidoche
clonée, ou encore des nanoaliments — taille: un milliardième de mètre — capables
de traverser tous les tissus vivants, cellules comprises. Où sont les études sur
leur toxicité ? Nulle part. Elles n’existent pas. Elles viendront peut-être,
mais quand il sera trop tard.
Y a-t-il une autre voie? Plus d’une, en réalité. Le mouvement Slow Food,
l’agriculture bio, l’alimentation des Karens de Thaïlande, le végétarisme
montrent que nous ne sommes pas condamnés à subir la loi des marchands. Mais
pour échapper à la bouffe industrielle, il faudrait commencer par accepter de
payer le prix réel des aliments. La plupart d’entre nous préfèrent acheter un
téléphone portable que de s’acheter du vrai pain et de vrais fruits. La
publicité a parfois bon dos, qui permet d’échapper à des questions bien plus
dérangeantes. Pour sortir de ce système infernal, il faudrait commencer par
relever la tête. Pour l’heure, nous avons la gueule enfoncée dans l’auge.
CHARLIE HEBDO